Table-ronde : enjeux pour nos territoires / Biodiversité, gestion de l’eau, climat, éthique… l’élevage biologique et ses enjeux territoriaux ont fait l’objet d’une table-ronde à l’occasion du Salon Tech&Bio : les enjeux collectifs dépassent les intérêts individuels à court-terme, et les collectivités locales ont un rôle d’impulsion déterminant.
Pour Philippe Henry, président de l’Agence bio et agriculteur en Lorraine, le tournant est historique : « au niveau national, c’est l’équivalent de quatre départements français convertis en bio au cours des cinq dernières années. C’est une dynamique de conversion intense, portée en Bourgogne Franche-Comté principalement par trois départements moteurs, le Jura, la Haute-Saône et l’Yonne, qui va accompagner la croissance de la consommation des produits bios par les Français. » Dans les terres agricoles converties, la surface fourragère est majoritaire, orientée vers l’alimentation de ruminants, bovins en particulier (6% des bovins français sont bios).
Adéquation entre offre et demande
Comme l’a souligné Quentin Matthieu, du service références et études économiques de l’APCA, l’engouement des consommateurs pour des produits bios va à contre-courant de la tendance générale « qui est à la diminution de la part de l’alimentation dans le budget des ménages… Le bio est à la convergence d’attentes à la fois alimentaires, éthiques, sociétales. » Le profil du consommateur bio est aussi un peu différent de celui du consommateur moyen, avec dans son panier davantage de produits végétaux et moins de produits d’origine animale, à l’exception de la volaille (16% des œufs achetés en France sont bio). Ce hiatus pourrait d’ailleurs être une source de préoccupations. Marc Benoît, économiste et ingénieur de recherche à l’Inrae de Theix analyse « la question de nourrir la population avec des produits bio reste un point noir. On a 20% de productivité en moins, en moyenne, au niveau mondial, entre l’agriculture conventionnelle et l’agriculture biologique. Une première réponse, face à ce constat, serait de réduire l’écart, notamment en grandes cultures, par l’agronomie. En intégrant par exemple des cultures fourragères dans la rotation. L’idée de fond, c’est tout simplement de remettre de l’élevage, y compris dans des régions très spécialisées en grandes cultures où l’élevage a disparu. » Et l’ingénieur d’évoquer des pistes permettant de lever l’obstacle “culturel” de l’astreinte liée à l’élevage : « par exemple au niveau collectif, des éleveurs contractualisent avec plusieurs fermes pour valoriser les ressources fourragères d’exploitations céréalières, en innovant. Ça existe. Ça a de l’avenir à mon avis ! » Deuxième piste abordée, celle du changement de régime alimentaire de la population : « selon le réseau bio nutrinet, les consommateurs bio se nourrissent avec 30 à 40% de surface en moins, en réduisant la part protéique de leur régime alimentaire. »
Le levier de la restauration collective
Yves Krattinger, le président du conseil départemental de Haute-Saône a insisté sur le rôle moteur et structurant des collectivités locales pour développer la production d’aliments bio destinés à la consommation locale, en particulier via le levier de la restauration collective. « On est dans une phase d’accélération ! Nous avons adhéré à la démarche initiée en Drôme Ardèche pour encourager la consommation locale dans les collèges. La plateforme Agrilocal70 organise une liaison directe entre acheteurs publics (collèges, lycées, maisons de retraite, maison familiale/rurale) et producteurs locaux. On forme donc des cuisiniers de collèges à utiliser ces produits bios et locaux. Aujourd’hui, ramené à l’habitant, nous sommes deuxièmes en France en tonnage de produits bio et en valeur. Il a fallu surmonter certains obstacles : le bio est plus cher, la filière est moins structurée et la logistique coûte cher. N’empêche qu’on a doublé l’utilisation de produits locaux en restauration dans les collèges, pour atteindre 81 000 tonnes, dont +113% sur le bio. » Propos corroborés par ceux de Marie-Guite Dufay, la présidente de Région. « Notre région avance fortement, et se classe 6ème au niveau national en surface convertie. On est en tant qu’élus souvent confrontés aux clivages bio/conventionnel. Tout le monde ne peut pas du jour au lendemain accéder à la bio ! Notre combat, c’est d’abord de promouvoir l’alimentation de qualité. C’est le cas des productions bio, locales… ça l’est moins quand ça vient de loin. » Réagissant aux propos de Marc Benoît, elle a souligné « on n’a pas besoin d’imaginer dans notre région que des céréaliers se remettent à l’élevage, puisque nous sommes restés à la fois une région de culture et d’élevage. Nous travaillons actuellement sur le plan protéines, destiné à améliorer l’autonomie protéique des élevages en s’appuyant sur des protéines végétales qui seront produites localement. »
Quid des importations ?
Un autre clivage s’est invité à la table-ronde, celui du local vis-à-vis de produits d’importation, dont le bilan carbone n’est pas forcément très glorieux, compte-tenu de leur long voyage pour arriver dans les assiettes des consommateurs. « Les rayons bios grandissent mais ça favorise aussi des produits venus d’ailleurs… » a relevé par exemple Yves Krattinger, tandis que Marie-Guite Dufay soulignait sa défiance à l’égard du traité du Mercosur, qui permet d’importer des denrées alimentaires produites dans des régions du monde où les normes environnementales et sociales sont bien éloignées des nôtres. Philippe Henry concède que les importations représentent 30% des aliments bios consommés en France « dont la moitié sont des produits exotiques, qu’on ne peut pas produire localement, par définition. » Il refuse d’opposer les circuits de commercialisation des produits bios, à l’origine distribués par des enseignes spécialisées. « Aujourd’hui l’essor du bio passe par la grande distribution. Tout le monde a sa place, et c’est bien la complémentarité qui fait qu’on arrive à ces chiffres-là. On commence à comprendre que nos achats sont nos emplois. L’acte d’achat est le levier de développement phénomène de société, le “made in France”, c’est le bon réflexe sur lequel on doit s’appuyer. Concernant la spécialisation des territoires, on voit que finalement le “retard” en la matière de départements comme la Haute-Saône se révèle finalement un atout. Nous avons évoqué la place des cultures fourragères dans des rotations plus agronomiques, mais il y a aussi la question de la fertilisation ! Il a des choses à faire aussi à petite échelle, des projets à taille humaine. On voit que la spécialisation de l’agriculture est au fond une industrialisation qui va à l’encontre des contraintes territoriales et ne répond pas aux enjeux qui sont en train de prendre de l’importance, comme celui de la résilience des systèmes vis-à-vis du changement climatique. »
Le mot de la fin revient à Marc Benoît. « Optimiser les systèmes de culture passe par des intercultures pâturées localement, et il faut commencer à envisager la diminution de l’élevage dans certaines zones, dans une optique de regagner de l’autonomie en réintroduisant des céréales sur les surfaces labourables, des cultures également de céréales destinées à l’alimentation humaine. Je ne pense pas forcément qu’à la Bretagne, mais aussi à des secteurs qui se sont spécialisés dans l’élevage, comme la Creuse, par exemple. Il faudra avancer là-dessus, et ça passe par la politique agricole. La reconnection de l’agriculture avec son territoire passera par un rééquilibrage des productions végétales/animales. »
AC