EPIDÉMIE DE COVID-19 / Effectifs réduits, application des mesures barrières, précarité de certaines ressources indispensables aux activités, bouleversement des circuits de consommation… partenaires et entreprises qui fournissent produits et services au monde agricole parviennent ą gérer cette crise sans précédent en déployant des trésors d’ingéniosité.
Si les craintes un peu irrationnelles de pénuries alimentaires qui ont suivi l’allocution du président le 12 mars dernier sont désormais dissipées, le maintien d’une activité agricole « normale » pour produire l’alimentation des prochains mois n’est pas simple. Les mesures exceptionnelles prises par le gouvernement pour tenter d’enrayer la propagation du covid-19 ont mis en lumière la forte interdépendance des entreprises, et celles du secteur agricole ne font pas exception. Illustration avec la coopérative Terre comtoise, dans le domaine des « appros » : « on se fournissait jusqu’à présent essentiellement en Alsace, sur les ports du Rhin. Les infrastructures portuaires sont confrontées à d’importantes réductions de personnel et ont mis en place des mesures drastiques pour protéger le personnel encore en poste : il n’y a plus de livraisons mais seulement des enlèvements. Cela réduit fortement les flux, et du coup la disponibilité des engrais azotés est réduite, juste au moment du redémarrage de la végétation, en prairies comme dans les champs », expose Frédéric Moine, le directeur de la coopérative Terre Comtoise. Il se veut néanmoins rassurant et écarte pour l’instant l’idée de rupture de stock « nous sommes tous mobilisés pour trouver des sources alternatives, d’autres circuits… c’est compliqué et long mais on y arrive. D’autre part, sur les semences, les phytos, on a beaucoup moins de difficultés logistiques. »
Les filières hors-sol privilégiées
Côté alimentation du bétail, la question de la disponibilité des protéines végétales, et à plus long terme des autres matières premières incorporées dans les mix préoccupe les dirigeants de la coopérative franc-comtoise « il y a eu un phénomène de rush sur les aliments du bétail, avec la crainte de manquer… mais ça s’est apaisé, et avec la mise à l’herbe les besoins vont diminuer pour les troupeaux laitiers. Les élevages hors-sol, volailles et porcs, n’ont pas cette ressource alimentaire, alors on priorisera leur approvisionnement si ça devient nécessaire. » Mais le plus complexe à gérer, c’est encore le manque de visibilité. « Dans cette période d’incertitudes, il y a énormément de volatilité sur les prix des matières premières, avec des effets brutaux et des phénomènes spéculatifs, ce qui n’est pas souhaitable ni côté vendeur, ni côté acheteur, parce qu’on a une perte de repères. »
L’agriculture redevient un secteur stratégique
Chez Interval, aucune défaillance fournisseur n’est pour l’instant – au 25 mars – à déplorer. « Nous n’avons pas d’inquiétude à l’heure actuelle pour tout ce qui est protection des végétaux, les stocks sont suffisants… pour ce qui est des protéines végétales, notamment les tourteaux de colza, on est dépendant des usines de trituration qui vont probablement diminuer leur activité du fait de la baisse des besoins en biocarburants, en conséquence des mesures de confinement, mais il y a une certaine inertie. », détaille Philippe Guichard, le directeur. Les expéditions de céréales pour l’export se poursuivent, avec plusieurs trains partis la semaine dernière. « On reste très attentifs à notre environnement, pour être prêts à nous adapter rapidement si la situation changeait. On a quand même le sentiment que cette crise met en valeur le côté indispensable de l’agriculture et son rôle stratégique, et que du coup les pouvoirs publics seront à nos côtés pour aplanir les éventuelles difficultés », rassure-t-il. Les chantiers de construction (nouveaux silos) sont ralentis, avec des difficultés d’approvisionnement que connaît le secteur du bâtiment. « Mais pour la maintenance et l’entretien du parc existant, on peut compter sur les entreprises locales. On a aussi fait le point avec Peugeot pour tout ce qui est entretien de notre flotte de véhicules. »
L’aval perturbé par une RHF à l’arrêt
Le secteur de la transformation est aussi secoué par la crise et son impact sur les circuits de distribution. « La restauration hors-foyer est quasi à l’arrêt, et dans la grande distribution le rayon coupe a fortement reculé, au profit du libre-service, et le drive est en plein boom », résume Denis Milleret, dirigeant de la fromagerie Milleret, et qui participe aux deux cellules de crise quotidiennes que son entreprise à mis en place pour piloter la production en fonction des contraintes et de leurs évolutions. « La première mesure que nous avons mise en place, c’est le recentrage de nos fabrications sur les références qui représentent la plus grosse partie du tonnage (c’est la règle du 80-20, 20% de nos références pèsent 80% des volumes que nous produisons). C’est pour anticiper les conséquences de notre principal sujet d’inquiétude : les problèmes de personnel, c’est-à-dire des absences pour maladie qui nous contraindraient à arrêter des lignes. Des produits de niche, comme l’ortolan à la truffe, par exemple, on a arrêté, le 1 921, pareil… Notre deuxième sujet d’inquiétude, ce sont les consommables… les emballages, les étiquettes de nos fromages sont imprimées dans les Vosges et on avait peur d’une rupture de stock assez rapidement, ça semble évoluer dans le bon sens. » A plus moyen terme, Denis Milleret s’interroge aussi sur les évolutions du marché intérieur de la consommation des produits laitiers, et, en parallèle, sur le pilotage de la production de lait printanière : faudra-t-il demander aux producteurs de « lever le pied » sur les concentrés, voire de jouer sur les effectifs ou la durée des lactations ? « Pour l’instant, on vit cette crise au jour le jour et on attend d’y voir plus clair au niveau des tendances qui se dessineront sur la consommation des produits laitiers en période de confinement. On a déjà un prix B au niveau de notre organisation de producteurs, ce qui nous donne un levier pour orienter la production si ça devenait nécessaire. »
Alexandre Coronel